alsace apres guerre
 

Alsace après-guerre

 

Lendemains de guerre


1945. Alsace, année zéro. Le plus sanglant conflit de l’histoire de l’humanité vient de  s’achever. Le 8 mai, comme partout dans le monde, l’Alsace est en liesse et célèbre la signature de l’Armistice. Mais ici, cette victoire laisse également un goût amer. La joie d’une paix retrouvée se mêle à des sentiments aussi divers que la colère, la peine, et surtout l’immense désir d’oublier. Oublier ces années noires qui ont vu les Alsaciens déchirés, entre une nationalité de cœur et une nationalité imposée.


La fin officielle de la guerre, ces foules en délire sur la place Kléber à Strasbourg, la place Rapp à Colmar ou devant l’hôtel de ville à Mulhouse, ne permettent d’oublier que le temps d’une journée ou de quelques jours. Les combats ont laissé place au soulagement de la libération. Mais de vrais problèmes de fond vont encore traverser l’Alsace pendant de nombreuses années.




Reconstruire


Dès les premiers jours qui ont suivi la libération des différentes régions d’Alsace, des tensions vont apparaître. Celles-ci sont liées à la mise en place de l’administration française qui cherche une voie entre le « tout épuration » et la modération, qui doit rendre justice aux spoliés, assurer le ravitaillement, la remise en route de l’économie et la reconstruction des villes et usines détruites par la bataille de la libération. Durement touchée par les bombardements et les combats de 1944, l’Alsace est en effet une des plus exsangues régions françaises. Mulhouse offre un triste visage ; même si la plupart des grands monuments ont été épargnés, Strasbourg a aussi été sévèrement marquée, certains villages sont totalement détruits.


Mais la destruction n’est pas seulement matérielle, et la liberté retrouvée n’est pas toujours suffisante pour effacer les énormes difficultés quotidiennes qui se posent d’emblée en Alsace désannexée et qui ne peuvent trouver de solutions rapides. À côté des problèmes de la vie courante en pleine période de reconstruction et les difficultés d’un « retour à une vie normale », les années qui vont suivre la fin de la guerre voient revenir les déportés, et surtout les dizaines de milliers de « Malgré-nous » enrôlés de force au sein de l’armée allemande sur le front russe, mais également ceux que l’armée allemande avait expulsé en 1940, le plus souvent pour cause de « francophilie », et qui ne retrouvent pas toujours leur maison en 1945.



« Il me fallait me réadapter à la vie civile et surtout envisager mon avenir. C'était alors, encore, la période où tout le monde fêtait la fin de la guerre et du grand cauchemar. Les bals, interdits pendant la guerre, constituaient la distraction essentielle. J'avais 20 ans, mais je n'étais plus jeune.

Physiquement incapable de participer à ces réjouissances, je restais bien souvent seul et j'ai connu bien des moments de désespoir. Il est difficile et pénible de dire les ressentiments éprouvés quotidiennement.

Se sentir incapable, inutile, abandonné, gêné, diminué en face de situations ignorées jusqu'alors constitue une épreuve terrible et plus douloureuse que la blessure elle-même. »


Pierre, un « Malgré nous » rentré en 1945 de Russie



Un grand malaise


Dès le 12 mai 1945, l’ADEIF est créée à Mulhouse pour assurer la défense des intérêts matériels et surtout moraux des nombreux Malgré-nous. Il faut se battre pour faire reconnaître aux Alsaciens les mêmes droits qu’aux autres anciens combattants français et faire connaître leur sort particulier. Il faudra d’ailleurs attendre 10 ans avant que le dernier Malgré-nous rentre dans son pays natal.


Mais cette question soulève également des polémiques. Des controverses idéologiques sur le rôle qu’ont joué les Alsaciens dans l’armée allemande ont fortement marqué les consciences, et ce jusqu’à aujourd’hui où les responsabilités de chacun n’ont pas encore été clairement définies. C’est en 1953, l’année du très médiatisé procès de Bordeaux, que l’affaire des Malgré-nous est à son paroxysme, lorsque des Alsaciens vont se retrouver, aux yeux de l’ensemble de la population française, sur le banc des accusés aux côtés de soldats allemands.

Neuf ans plus tôt, le massacre d’Oradour-sur-glane a été perpétré en 1944 par la division SS « Das Reich ». Celle-ci comptait en effet dans ses effectifs 14 Alsaciens. Volontaires ou incorporés de force ? Ont-ils participé ou non aux exactions commises par les nazis ? Telles étaient les questions qui se posèrent alors. Mais plus qu’un simple procès où l’on jugeait des individus pour leurs crimes commis, ici on semblait juger toute une région, toute une population. Ce débat concernant la culpabilité des Alsaciens provoqua une vive polémique. Quand le procès débuta, des députés alsaciens et des associations prirent immédiatement la défense des Malgré-nous et plaidèrent la cause de l'Alsace et sa situation particulière pendant la guerre. Le 10 décembre 1952 tous les journaux alsaciens publièrent une lettre de Georges Bourgeois, député et président de l'ADEIF réclamant des poursuites séparées pour les Alsaciens inculpés et les Allemands. Les hommes politiques alsaciens et la presse régionale prirent la défense de l'Alsace contre ce qu'ils considéraient comme une accusation de toute la région. Ou comme le remarquait un Alsacien à un observateur parisien : « Attention ! Ne soyez pas légers, l'affaire d'Oradour pour nous c'est une nouvelle affaire Dreyfus. »

Le 12 février 1953, les juges se réunirent pour les délibérations. Après 32 heures de débats, le tribunal prononça les sentences :


— le soldat allemand le plus gradé, le sergent Lenz fut condamné à mort, les 4 autres furent condamnés à des peines de travaux forcés de dix à douze ans,

— Georges-René Boos, le seul Alsacien volontaire du groupe fut condamné à mort,

— neuf Alsaciens malgré-nous furent condamnés à des peines de travaux forcés de cinq à douze ans, les 4 autres furent condamnés à des peines de prison de cinq à huit ans.


Le Nouveau Rhin français écrivit en tête dans son édition spéciale : « Un affront pour l'Alsace. Un déni du droit. L'Alsace n'accepte pas ce verdict honteux ».


« Dans les arrêts de bus, dans les tramways, au coin des rues, partout lorsque nous croisions des connaissances ou lorsque des amis se rencontraient, c'était le même étonnement, la même incompréhension, la même rancœur... »


Un habitant de Colmar



Le lendemain du verdict, à Strasbourg comme dans d'autres communes, les drapeaux furent mis en berne et plus tard dans la journée des affiches furent posées dans chaque commune du Haut-Rhin, portant le message de l'Association des maires : « Nous n'acceptons pas. Toute l'Alsace se déclare solidaire avec ses treize enfants condamnés à tort à Bordeaux et avec les 130.000 incorporés de force. Elle restera avec eux dans la peine. L'Alsace française s'élève avec véhémence contre l'incompréhension dont ses fils sont les malheureuses victimes. »


Ce fut l'ADEIF du Bas-Rhin qui eut la plus forte réaction : les sympathisants couvrirent les kiosques de Strasbourg d'affichettes jaunes portant le nom et les peines des Malgré-nous. Affichettes identiques aux placards des Nazis pour annoncer les condamnations à mort des résistants alsaciens. La pression sur le gouvernement fut maintenue par des manifestations grandioses : le 15 février, le maire de Strasbourg dirigea une marche de 6 000 personnes vers le monument commémoratif de la Première Guerre mondiale, enveloppé de crêpe noir — ce monument symbolise deux soldats mourants, fils d'Alsace qui se sont combattus dans les camps opposés de la France et de l'Allemagne. L'agitation causa un tel souci au gouvernement qu'il donna son soutien à une loi d'exception : l'amnistie entière pour ceux qui avaient été incorporés de force dans les armées allemandes. Ce fut en quelque sorte un geste de la nation entière en faveur de l'Alsace.


Quant à lui, le Parti Communiste lia l'amnistie des Alsaciens au rapprochement franco-allemand et à la volonté de créer une Communauté européenne de défense (CED), ce qui signifierait en quelque sorte le réarmement de la RFA…


Les craintes des communistes étaient sans fondement, mais l’Alsace allait en effet se retrouver au centre d’enjeux politiques de premier ordre. Région où le Gaullisme s’impose comme la grande force politique, c’est en Alsace que le Général De Gaulle annonce la création du RPF, en 1947. Mais l’Alsace est surtout au cœur de la construction européenne, puisque c’est à Strasbourg qu’en 1949 s’installe le Conseil de l’Europe. La ville devient alors le symbole de la paix retrouvée, d’une amitié franco-allemande qui en est à ses balbutiements et qui sera le ciment de la future Europe unie et pacifiée.




Se retrouver


Dix ans pour faire la paix avec soi-même ! Dix ans pour retrouver un pays, mais également dix ans pour renouer avec une langue. En effet, pendant six ans les Alsaciens ont été interdits de français. Les enfants nés entre 1932 et 1936, ont appris l’Allemand à l’école et doivent brusquement, à l’âge de dix ou douze ans, se mettre au Français. Vingt-cinq ans plus tôt, plusieurs générations d’Alsaciens et de Lorrains avaient connu les mêmes problèmes au sortir de la guerre de 14-18, comme une histoire que recommence à chaque fois. Pour sensibiliser la population à ce problème, le gouvernent lance même une grande campagne d’affichage et l’on peut lire sur les autobus : « C’est chic de parler français »…


Ces dix années voient aussi les retrouvailles de nombreuses familles dispersées par la guerre : familles de prisonniers mais aussi celles que la guerre a chassé ou que les Allemands ont expulsé. La plupart de ces familles retournent en Alsace dès 1945, même si quelques-unes restent sur leur terre d’adoption. Pour ceux qui reviennent, le retour n’a pas toujours été facile. Retrouver les siens, sa région, ses racines, apportait souvent beaucoup de joie et de bonheur. Il fallait aussi retrouver un appartement en pleine période de pénurie de logement, partir à la recherche d’un nouveau travail, construire une nouvelle vie.



« Quand les Pieds-noirs sont revenus en métropole à la fin des années cinquante, j’ai compris le drame qu’ils étaient en train de vivre. Nous aussi, dans une moindre mesure, nous avons vécu la même chose : le retour au sein d’une mère patrie qui nous regardait un peu comme des étrangers… C’était vrai pour ceux qui revenaient en Alsace après 6 ans d’exil mais c’était vrai aussi pour ceux qui étaient restés sur place et qui étaient montrés du doigt par les autres Français…»


Anne Becht



Beaucoup de choses ont été dites et écrites sur les années de guerre en Alsace. Mais comment l’Alsace sort-elle de la guerre ? Quelles sont les préoccupations essentielles des Alsaciens pendant les dix années qui ont suivi ? Le retour au sein de la communauté française était-il si évident ou si facile ? Quelles traces a laissé « l’affaire des Malgré-nous » dans les esprits ? L’identité alsacienne s’est-elle trouvée renforcée à la suite de cette période difficile ?

Autant de questions qui n’ont été que peu abordées à ce jour…